vendredi 17 février 2012

Enfants perdus

Je viens de voir le plus beau film du monde, au moins jusqu'à demain soir, et je l'ajoute immédiatement à la filmographie des Délaissés. S'il n'y devait figurer qu'un seul film, ce serait assurément celui-là, tant y souffle l'esprit même dont nous rêvions en entamant ce projet.
Les chants de Mandrin est le nouveau film de Rabah Ameur-Zaïmeche. À la différence de Wesh Wesh, de Bled number one ou de Dernier maquis, ancrés dans la réalité contemporaine, c'est un film "à costumes". On est cependant très loin de Fanfan la Tulipe ou de toute sorte de reconstitution historique : Les chants de Mandrin est un film qui nous met face à "la beauté de nos rêves" selon une perspective aussi bien politique que poétique. Après l'exécution de Louis Mandrin, en 1755, ses compagnons entreprennent une nouvelle campagne de contrebande en même temps qu'ils diffusent un recueil de poèmes à la gloire du "capitaine" idéal de leur compagnie de rêveurs. Car s'ils possèdent mousquets, fusils et pistolets (et n'hésitent pas à s'en servir), c'est avant tout dans l'idée qu'ils puisent leur force et leur invulnérabilité. Loin de tout effet réaliste et, surtout, de toute la dramaturgie "habituelle" des films de genre, leur escapade semble un songe ou, plutôt, une sorte de grand jeu où l'on croise un marquis philosophe, un imprimeur qui ne l'est pas moins (le philosophe Jean-Luc Nancy), un colporteur malade en voiture et quelques gabelous qui, comme tout gabelou qui se respecte, ne sont bons qu'à se faire dégommer. Plutôt que de suivre le fil tendu d'un scénario tiré au cordeau, Rabah Ameur-Zaïmeche préfère laisser aller les choses, traînailler un peu sur un plan ou sur un autre, comme ça, pour rien, parce qu'il est beau et donc nécessaire, comme autant d'échappées sur le réel à travers la toile percée du monde tel qu'on voudrait nous l'imposer. À cet égard, les images les plus significatives sont peut-être celles qui s'attardent sur cette jeune femme dont la présence dans le groupe n'est jamais expliquée et dont la gravité muette lui confère une stature à la fois tragique et protectrice. Plus que n'importe quel autre personnage, c'est elle sans doute qui, sans un mot, incarne le mieux l'indomptable et fragile esprit de liberté qui nourrit tout le film. Un film qui accomplit l'exploit d'être à la fois profondément personnel et porté par le désir d'une véritable communauté fraternelle, par ce même souffle qui animait déjà le fameux Comité invisible dans L'appel puis L'insurrection qui vient et qui explique et justifie amplement le prix Jean Vigo dont il a été couronné en 2011.
Quant à moi, du temps où je rêvais encore, j'aurais adoré être ce jeune déserteur blessé, soigné et adopté par la bande sous le sobriquet de Cours-toujours.

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