lundi 30 juillet 2012

En avoir ou pas

Souvent, Michel se sent très différent des autres. Mais se sentir différent, c'est avant tout être unique. Et ça, ça rend Michel très heureux.
Julie Colombet Michel l'ours blanc. - Le lézard noir, 2011.

Les albums sur la différence se suivent et se ressemblent tous, celui-ci n'est donc pas plus mauvais qu'un autre. Si j'en parle c'est seulement parce que le mot de la fin est encore prolongé d'une courte biographie de l'auteur où l'on nous explique qu'elle poursuit ses études aux Beaux Arts de Saint Étienne afin d'affirmer une écriture graphique qui lui est propre. Décidément, ça a l'air important...
En dehors de la question de savoir si, vraiment, l'homme-tronc épileptique est heureux de se distinguer du commun des mortels, cette insistance à souligner sa singularité finit cependant par en poser une autre : celle du style et, plus particulièrement, du style personnel.
S'il est un présupposé qui n'est que rarement discuté parmi les illustrateurs, c'est bien la nécessité d'avoir un style - le sien propre, de préférence. Or, je n'en ai pas, pas vraiment. J'en change. Je ne m'en flatte ni ne m'en tape, c'est ainsi : impossible de trouver une quelconque ressemblance entre, mettons, On-dit et Le père noël dans tous ses états. Contreviendrais-je ?
Sans remonter jusqu'à la Renaissance, il est cependant permis de s'interroger sur la généalogie de ce qui nous semble aujourd'hui une évidence. Cette histoire irait des premières "vies de peintres" italiennes, traverserait trois ou quatre siècles en recrutant au passage quelques belles figures d'artistes maudits, s'attarderait à cueillir la petite fleur bleue du Romantisme et s'achèverait probablement dans le creux de l'oreille de Van Gogh. Quoi qu'il en soit, l'idée d'une manière, d'une patte propre à tel ou tel artiste est somme toute assez récente. Auparavant, l'art en sa perfection se devait plutôt d'approcher au plus près les Anciens, ou bien était jugé selon son degré de fidélité à une école, une tradition, un atelier, un maître... La singularité de l'artiste s'incarnant dans son style est donc une idée éminemment moderne. Cela ne suffit certes pas à la disqualifier, bien au contraire, il s'agit simplement de la rendre discutable et relative à un contexte. Dans le domaine qui nous occupe, celui de l'illustration d'albums, quel est donc le contexte qui peut bien conduire les artistes à se montrer aussi jaloux de leur unicité ? À l'évidence, le marché de l'édition peut sembler au premier abord commander la nécessité d'un style immédiatement reconnaissable. Un illustrateur est avant tout recherché pour sa manière. S'il veut travailler, il devra donc faire son trou et, pour cela, "affirmer une écriture graphique qui lui est propre", au moins pour la façade, sur laquelle il plantera son book en guise d'enseigne.
L'argument n'est pas sans valeur mais il n'est sûrement pas suffisant. Une simple commodité commerciale ne saurait répondre de ce qui semble une nécessité vitale à certains. Sous cette nécessité court bien plutôt, à mon avis, l'injonction à "être soi-même" qui informe l'ensemble de nos sociétés ainsi que la majeure partie des productions culturelles dans lesquelles elles se mirent et s'admirent, du cinéma hollywoodien au dernier romancier en vogue. À juste titre, on est en droit de s'amuser d'une telle injonction à la singularité lorsqu'elle est portée par des médias qui n'ont jamais tant aspiré à l'universalité monopolistique que depuis qu'ils se font les chantres infatigables de l'individu : chacun a-t-il sa place sur Facebook ou tout le monde doit-il y avoir sa page ? De même est-il assez farce de voir s'agiter certains illustrateurs pour la défense de leur style quand, d'une part, une grosse dizaine d'"écoles" se partagent la quasi-totalité du secteur (on a connu l'école Solotareff, il n'y a jamais eu aujourd'hui autant d'épigones de Marc Boutavant ou de Benjamin Chaud, ceux d'Anne Herbauts sont légion, etc.) et quand, d'autre part, la majeure partie des éditeurs recherchent bien plutôt ce qui se fait déjà que la nouveauté, ceci expliquant d'ailleurs en grande partie cela.
Alors, dira-t-on, et moi, dans tout ça ?
Je me vanterais évidemment en prétendant que moi seul ne suis pas dupe et que la disparité de mes livres répond à une volonté délibérée de brouiller les pistes trop bien tracées de l'idéologie ambiante. Après tout, j'ai moi-même suffisamment pompé Wolf Erlbruch pour ne pas lever le nez trop haut et, plus généralement, les dessinateurs que j'aime le plus, d'Edward Gorey à Georges Beuville en passant par quelques dizaines de milliers d'autres ont tous une patte bien marquée, un style que je me flatte de reconnaître au premier coup d'œil. Alors pourquoi pas moi ?
En premier lieu, n'étant professionnellement pas tenu de répondre à la commande, je préfère travailler sur mes propres projets, ce qui me laisse évidemment une très grande liberté dans le choix des histoires et la façon de les raconter en images. Car il me semble que c'est avant tout le projet qui doit guider l'ensemble des décisions, y compris celle du style graphique. Est-il pertinent d'illustrer un livre sur la mort de la même façon qu'une histoire de bonbons à la menthe ? Comme chaque histoire est différente, chacune mérite au contraire une approche différente, réfléchie dans un style qui doit cesser d'être machinal ou de seulement refléter le "regard" de l'artiste. Le style n'est ni une fin ni un argument de vente, c'est un des éléments du projet. Un acteur comme les autres sur la scène du petit théâtre dont l'auteur-illustrateur est le metteur en scène. Car c'est bien ainsi que je me vois depuis le début : dans la peau du metteur en scène plutôt que dans celle du dessinateur. Un metteur en scène un peu fauché, contraint de tout faire lui-même, bricoleur et touche-à-tout par nécessité.
Mais peut-être me fais-je encore des illusions... Après une quinzaine d'années, je possède assez bien deux ou trois styles dont je pourrais me contenter. Peut-être, au fond, ai-je seulement peur de m'ennuyer, de m'enfermer dans une manière dont je ne pourrais jamais sortir. Entre le style et la stagnation, où est la frontière ? J'ai commencé tard, à plus de trente ans. Ne devais-je venir au monde que pour me fabriquer ma propre cage ? Il reste tant de choses à faire et si peu de temps... Pourquoi toujours creuser le même sillon ? Et comment, sans avoir en même temps l'impression de creuser sa propre tombe ? Certes, la mort tire juste, elle m'aura comme les autres. En attendant, je cours en zig-zag.

2 commentaires:

  1. Garde les deux dernières phrases pour ton épitaphe, en souhaitant qu'il ne serve pas, on aura peut-être fabriqué un sérum avec les méduses qui inversent leur processus de vieillissement une fois arrivées à maturité. (Je me demande si ça me plairait).

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  2. Ah si, ça pourrait être rigolo, un genre de yoyo temporel !

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