Varlam Chalamov Mes bibliothèques. - Interférences, 2006.
On le sait, avec ses Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov s'est définitivement imposé comme le grand écrivain du goulag. Ce court texte d'une cinquantaine de pages revient sur un aspect particulier de son expérience : l'importance qu'ont toujours eu pour lui la lecture et les bibliothèques. À l'exception des années les plus dures - celles passées dans les mines d'or de la Kolyma - il se sera toujours trouvé une bibliothèque à sa portée, d'aussi piètre qualité soit-elle, pour nourrir son appétit de lecture. Il en aura rencontré d'étonnantes : celle de la prison des Boutyrki, par exemple, si bien dotée en ouvrages interdits partout ailleurs ; ou bien celle de ce minuscule village au milieu des tourbières, dépourvu de tout sauf de l'une des bibliothèques les plus complètes qu'il lui ait été donné de voir, fruit des efforts de l'un de ses prédécesseurs, ingénieur envoyé en relégation quelques années auparavant. "Les livres sont des êtres vivants" dit Chalamov. S'il est un peu hardi d'avancer que ce sont eux qui lui ont permis de survivre en enfer, il est certain, en revanche, que les bibliothèques ont représenté pour lui de véritables centrales d'énergie. Des centrales d'autant plus puissantes qu'elles ne contenaient que des ouvrages indispensables, de ces classiques dont nos modernes médiathèques ont parfois l'air d'avoir honte, comme de vieux parents au verbe un peu suranné qu'il convient de cacher dans les réserves si l'on ne veut pas faire baisser les statistiques. Il n'est pas certain que Chalamov réserverait des mots plus tendres aux bibliothécaires d'aujourd'hui qu'à ceux de son temps qu'il voit plutôt comme de simples gardiens de livres que comme les "passeurs" dont ils aiment tant à remuer la godille.
Quoi qu'il en soit, c'est parce que comme Chalamov nous pensons qu'une bonne bibliothèque est nécessaire à notre survie que nous avons réservé dans nos Délaissés une place centrale à la Bibliothèque. Bibliothèque d'un seul homme, personnelle et subjective, patiemment montée titre après titre, loin des évidences un peu cuistres des "bibliothèques idéales", notre Bibliothèque a ses propres airs de friche et, surtout, elle prend un malin plaisir à s'éloigner de tous les préceptes en vogue. Ainsi avons-nous pris soin d'en relier la plupart des volumes en bonne vieille toile verte, rouge ou noire. Du solide, ça, madame, et qui vous fait durer un bouquin bien au-delà des dix ans réglementaires !
Mais après tout, lire un volume toilé n'a jamais tué personne, au contraire : il n'en prend que plus de poids, ne fait que gagner en autorité ce qu'il perd en actualité. De même que nos Délaissés se mettent délibérément en congé de la géographie, leurs livres se placent ainsi hors du temps, dans une continuité que leur confère une trame identique, venue du même rouleau et déployée d'étagère en étagère.
De même Marcelle y use-t-elle d'une classification qui ne doit rien à celle de Dewey et s'invente-t-elle un classement personnel, où la surprise a la part belle et les quartiers des noms charmants. Elle classe moins qu'elle ne rapproche, ce qui implique, bien évidemment, d'avoir un tant soit peu lu ce que l'on prête.
Voilà qui, convenons-en, devient rien moins qu'incongru quand, en bibliothèque, il est désormais bien moins question de livres que d'information et qu'aimer les livres vous rapproche chaque jour un peu davantage du dangereux maniaque.
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